ALEXANDRE SOLJENITSYNE: « LA DÉGÉNÉRESCENCE DE L’HUMANISME »

A l’aube du XXIe siècle, le 13 décembre 2000, l’Académie des sciences morales et politiques remettait son grand prix à Alexandre Soljenitsyne, s’étant déplacée spécialement à Moscou pour l’occasion.  Voici le discours de Soljenitsyne prononcé en réponse à cette distinction.  A la lumière des événements géopolitiques récents et de l’évolution générale des régimes occidentaux, ce discours à la tonalité profondément chrétienne démontre une fois de plus la stature véritablement prophétique de Soljenitsyne que l’Occident sécularisé a bien dû reconnaître comme telle tout en souhaitant de toutes ses forces en étouffer la portée et les implications, en définitive si contraires à ses propres aspirations.  L’insistance de Soljenitsyne sur les racines idéologiques séculières communes aux socialistes, aux libéraux et aux communistes, racines remontant au siècle des « Lumières », lui sont en effet insupportables à entendre. Une phrase de ce discours est à méditer particulièrement, dans l’univers consumériste et bio-transformiste illimité que notre civilisation se targue d’atteindre : « La vraie signification de la liberté a été perdue : l’exercice suprême de la liberté consiste à se restreindre dans tous les aspects de l’expansion et de l’accumulation. »  Soljenitsyne s’est éteint il y a bientôt dix ans, le 3 août 2008. 

 

Il y a cinq siècles, l’humanisme s’est laissé entraîner par un projet séduisant : emprunter au christianisme ses lumineuses idées, son sens du bien, sa sympathie à l’égard des opprimés et des miséreux, son affirmation de la libre volonté de chaque être humain, mais… en essayant de se passer du Créateur de l’Univers.

Et le dessein semblait avoir réussi.  Un siècle après l’autre, l’humanisme s’est imposé dans le monde comme un mouvement humain et magnanime et, dans certains cas, il a réussi à adoucir le mal et les cruautés de l’histoire.  Cependant, au XXe siècle, des chaudières bourrées de cruautés extrêmes ont par deux fois explosé : les Première et Seconde Guerres mondiales.  Il ne restait plus alors à l’humanisme  que deux possibilités : soit reconnaître son impuissance et baisser les bras, soit s’élever, par de nouveaux efforts, jusqu’à un nouveau palier. Et au milieu du XXe siècle, l’humanisme nous est apparu sous un contour nouveau – le globalisme prometteur : il est temps pour nous, n’est-ce pas, il est grand temps d’établir sur toute la planète un seul ordre relationnel (comme si cela pouvait se faire !) Hisser les autres peuples jusqu’au niveau de l’ensemble de l’humanité.  Donner à toute la population de notre planète la possibilité de se sentir des citoyens égaux du monde.

Créer un gouvernement mondial formé de personnes d’une haute intelligence qui vont mettre toute leur attention et toute leur lucidité à dépister les besoins des hommes jusque dans les coins les plus reculés de la terre, chez le moindre peuple.  Il a pu sembler, durant un temps très court, que ce mythe d’un gouvernement mondial allait se réaliser, on en parlait déjà avec certitude.  C’est à ce moment-là qu’a été créée l’Organisation des Nations Unies.

Or dans les décennies qui ont suivi, durant la seconde moitié du siècle, se sont fait entendre des coups de gong menaçants nous avertissant que notre planète est plus petite, plus exiguë que nous ne le supposions.  Et bien moins résignée à accepter le poison que déverse l’activité humaine.

L’humanisme prometteur est devenu un humanisme directif

Nous avons tous en mémoire la fameuse conférence de Rio de Janeiro et d’autres conférences analogues dont, ces toutes dernières semaines, celles sur le réchauffement de la planète.  Tous les peuples de ce monde – en choeur, en chœur ! – ont supplié les États-Unis et les autres pays avancés : modérez donc le rythme effréné de votre production ! Il devient insupportable pour nous tous sur cette terre.  Les États-Unis représentent 5% de la population mondiale, mais consomment jusqu’à 40% des matières premières et sources d’énergie, et apportent 50% de toute la pollution du globe.  Mais la réponse a été catégorique : NON ! Ou des compromis insignifiants, incapables de résoudre le problème.

La fraction privilégiée de l’humanité s’est tellement adonnée à la consommation, en volume comme en diversité, qu’elle en est devenue l’esclave : se limiter, est-ce possible ?  A quoi bon ?  L’autolimitation volontaire est de ces qualités qu’il est le plus difficile d’acquérir, que ce soit pour le particulier, les partis, les États, les corporations.  La vraie signification de la liberté a été perdue : l’exercice suprême de la liberté consiste à se restreindre dans tous les aspects de l’expansion et de l’accumulation. « Le progrès pour tous » : voilà une formule qui est en train de disparaître du langage commun.  Si des concessions sont nécessaires ici ou là, pourquoi les exiger de nous qui sommes les peuples les mieux adaptés et les plus efficaces, le milliard d’hommes cousus d’or ?  De fait, la statistique montre que le fossé entre les pays avancés et ceux qui accusent du retard non seulement ne diminue pas, mais ne cesse de se creuser.  Une loi cruelle s’est imposée : celui qui a pris une fois du retard s’y trouve condamné.  S’il faut donc réduire l’industrie sur la terre, ne serait-il pas naturel de commencer par le tiers-monde ?  (Ses frontières ne sont pas très nettement délimitées; des pays isolés sur leur propre lancée arrivent bien à se dégager, mais cela n’infirme pas le tableau général).  Le tiers-monde n’a qu’à garder par-devers lui ses matières premières et sa main-d’œuvre.

Pour mener à bien ce programme, aucune force politique ou militaire n’est d’ailleurs nécessaire, les puissants leviers financiers et économiques suffisent, les banques, les firmes multinationales.

Telle a été la transformation de l’humanisme prometteur en humanisme directeur.

Une telle transformation était-elle insolite pour l’humanisme ?  Souvenons-nous que son développement a connu une époque où, après d’Holbach, Helvetius, Diderot, fut proclamée et acceptée par de nombreux adeptes la théorie de « l’égoïsme rationnel ».  Si l’on parle sans fioritures, il s’ensuivait que le plus sûr moyen de faire du bien aux autres était d’obéir strictement aux intérêts égoïstes.  En Russie, les esprits éclairés du XIXe siècle enseignaient de même.  Et, jusque dans la presse russe d’aujourd’hui, je rencontre l’expression « l’intérêt égoïste éclairé ».  Comprenez : « Bien qu’égoïste, éclairé ! »

Aussi l’humanisme rationaliste, cet anthropocentrisme opiniâtre et séculier, ne pouvait-il échapper à une crise inéluctable.

Et quel bon air cela nous a-t-il apporté ?  Un totalitarisme économique, directif et universel !  Comment est-ce possible ?  De surcroît, engendré par les pays les plus démocratiques qui soient !

Les éminentes intelligences se pâmaient devant le communisme

Faisons un retour sur les années 20-30. Les meilleurs esprits en Europe étaient pleins d’admiration pour le totalitarisme communiste.  Ils ne lui ménageaient pas leurs louanges, ils se mettaient avec joie à son service en lui prêtant leurs noms, leurs signatures, en participant à ses conférences.  Comment cela a-t-il pu arriver ?  Ces sages n’avaient-ils pas la possibilité de voir clair dans l’agressive propagande bolchévique ?  A cette époque, je m’en souviens, les bolchéviques annonçaient littéralement : « Nous, les communistes, sommes les seuls vrais humanistes ! »

Non, ces éminentes intelligences n’étaient pas si aveugles, mais elles se pâmaient en entendant résonner les idées communistes, car elles sentaient, elles avaient conscience de leur parenté génétique avec elles.  C’est du siècle des Lumières que partent les racines communes du libéralisme, du socialisme et du communisme.  C’est pourquoi, dans tous les pays, les socialistes n’ont montré aucune fermeté face aux communistes : à juste titre, ils voyaient en eux des frères idéologiques, ou si ce n’est des cousins germains, du moins au second degré.  Pour ces mêmes raisons, les libéraux se sont toujours montrés pusillanimes face au communisme : leurs racines idéologiques séculières étaient communes.

Une foule de fonctionnaires dansent sur nos têtes

On a beaucoup discuté sur le point de savoir si la politique devait ou non être morale.  Généralement, on estime que c’est impossible.  On oublie que, dans une perspective à long terme, seule une politique qui tient compte de l’éthique donne de bons fruits.  Bien sûr, transposer directement des critères éthiques d’un individu à un grand parti, à des nations, ne peut se faire de manière adéquate, mais on ne doit pas non plus le négliger.

Sinon…  On a estimé possible de commencer à écarter l’Organisation des Nations Unies, considérée comme un obstacle : dans certaines situations difficiles, de se passer du Conseil de Sécurité ; voir d’ignorer complètement l’O.N.U. : à quoi sert-elle quand nous avons une excellente machine de guerre internationale ?  Et avec son aide, on se permet – oh ! uniquement dans un but humanitaire – de bombarder trois mois un pays européen avec ses millions d’habitants, de priver des grandes villes et des régions entières d’électricité, vitale de nos jours, et de détruire sans aucune hésitation les séculaires ponts européens sur le Danube.  Etait-ce pour épargner la déportation à une autre partie de la population tout en condamnant à cette même déportation l’autre partie ?  Etait-ce pour guérir une nation déclarée malade, ou pour  lui arracher à jamais une province convoitée ?

C’est sous ces noirs auspices que nous entrons dans le XXIe siècle.

Que dire de la Russie d’aujourd’hui ?  Ici, la politique est plus encore qu’ailleurs éloignée de la morale.  Le destin de la Russie en ce siècle a été particulièrement tragique.  Après soixante-dix ans d’oppression totalitaire, le peuple a été soumis à l’ouragan destructeur d’un pillage qui a détruit sa vie économique et sapé ses forces spirituelles.  On n’a pas donné le temps à notre peuple assommé, de part en part blessé, de se relever, en premier lieu parce qu’on a étouffé toutes les tentatives d’auto-administration, toute initiative, toute velléité de faire entendre sa voix et d’avoir les mains libres pour bâtir son propre destin.  Tout cela a été remplacé par une foule – plus nombreuse encore qu’à l’époque soviétique – de fonctionnaires qui dansent sur nos têtes.  Notre classe politique actuelle n’est pas d’un niveau moral élevé, et son niveau intellectuel ne vaut guère mieux.  Elle est dominée de façon monstrueuse par les membres non repentis de la nomenclature qui, toute leur vie, avaient maudit le capitalisme pour subitement le glorifier, par d’anciens chefs rapaces du Komsomol, par des aventuriers de la politique et, dans une certaine mesure, par des personnes peu préparées à ce nouveau métier.

De la Russie actuelle, on pense couramment qu’elle s’enfonce dans le tiers-monde.  Des voix sinistres disent que c’est désormais sans retour.  Je ne le pense pas.  Je crois en la santé de l’esprit en Russie, qui, tout laminé qu’il soit, lui donnera les forces pour se relever de son évanouissement.  J’ai du reste toujours cru que les potentialités de l’esprit l’emportent sur les conditions d’existence et qu’elles sont capables de les dominer.

Je pense que cette propriété de l’esprit aidera aussi l’Occident et la France à dominer la crise profonde qui s’annonce.

 

(Ce discours a été traduit par Nikita Struve et publié par le Figaro Magazine du 17 mars 2001). 

Eric Kayayan
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