Dans le premier article que j’ai consacré à ce thème (cliquez ici) j’ai établi un parallèle entre le monde globalisé du premier siècle de notre ère, sous l’empire romain, et le nôtre, mettant en relief un certain nombre de similarités qui nous permettent de nous approprier aujourd’hui le message de l’Évangile avec la même force, au-delà des situations qui diffèrent de celles d’alors. Dans l’article qui suit, je propose une vision générale des principes qui devraient guider l’action politique des chrétiens, sans toutefois entrer dans les détails de leur application dans le cadre restreint qui est ici le mien. Bien des thèmes resteraient à traiter, qui l’ont du reste été en détail par nombre de penseurs chrétiens sur la chose politique, au cours des deux derniers millénaires.
Mon royaume n’est pas de ce monde
Mon royaume n’est pas de ce monde. Cette petite phrase prononcée par Jésus-Christ devant le procurateur Ponce Pilate au moment de son procès (Jean 19) est souvent citée à mauvais escient. On l’interprète comme si elle signifiait que Jésus invite ses disciples à s’occuper de choses qui n’ont rien à voir avec la réalité de tous les jours, avec la justice appliquée concrètement, avec les relations sociales au sens large etc. Comme s’il disait : attendez simplement les jours meilleurs du monde nouveau qui va venir en vous croisant les bras, au mieux en priant mais sans agir. Lisez chez vous, bien en secret, votre Bible, mais laissez les affaires du monde, les choses sérieuses, aux mains de ceux qui s’y intéressent véritablement et sont seuls compétents pour les gérer, ne s’intéressant guère à une quelconque dimension spirituelle de l’exercice de l’autorité publique.
Or, rien n’est plus faux que cette idée-là. D’abord parce que dans la bouche de Jésus le mot « monde » signifie le monde soumis à un esprit de violence et d’usurpation, à la force brute. Car il ajoute : Si mon royaume appartenait à ce monde, mes serviteurs se seraient battus pour que je ne tombe pas aux mains des chefs des Juifs. Non, réellement, mon royaume n’est pas d’ici. Jésus rejette ici le fanatisme des Zélotes qui, sous prétexte d’établir le royaume de Dieu sur terre en rétablissant l’indépendance politique du royaume d’Israël, étaient prêts à assassiner les soldats romains, voire à entrer en révolte ouverte contre César (ce qu’ils firent en fin de compte, pour le plus grand malheur de leur nation du reste). Au moins un des disciples de Jésus, Simon, appartenait d’ailleurs à cette mouvance (Luc 6 :15, Actes 1 :13), ce qui expliquerait pourquoi il se soit trouvé deux épées parmi les disciples au moment de l’arrestation de Jésus (Luc 22 :38 ; 49-51).
A cette déclaration de Jésus, Pilate répond : Es-tu donc roi ? Et Jésus reprend : Tu le dis toi-même : je suis roi ! Si je suis né et si je suis venu dans ce monde, c’est pour rendre témoignage à la vérité. Celui qui appartient à la vérité écoute ce que je dis. Ainsi, Jésus réclame bien pour lui la royauté, et même la royauté suprême, mais une royauté d’un type différent : elle est caractérisée par la vérité et non par l’usage de la force brutale, celle-là même, du reste, qui va l’envoyer au supplice de la Croix. Pilate, lui, n’a pas une notion très précise de ce qu’est la vérité : Qu’est-ce que la vérité ? répond-il à Jésus, en sceptique habitué aux manoeuvres politiciennes et au déploiement des légions romaines pour maintenir les peuples conquis et mis en tutelle sous le joug de l’empereur. Or la vérité que proclame le Christ, consiste aussi à rappeler que s’il faut rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui est à Dieu (Matth. 22 :21), César n’est quant à lui jamais exempté de rendre à Dieu ce qui lui appartient, sauf à se prendre lui-même pour Dieu (ou pour Jupiter…) ce qui d’ailleurs est sa tentation permanente.
Jésus rejette donc tout autant le fanatisme des Zélotes, prêts à toutes sortes de révoltes violentes, que le retrait dans une sphère isolée – non pas spirituelle mais plutôt spiritualiste – de ceux qui ne veulent à aucun prix se souiller avec ce qui se passe autour d’eux, afin de demeurer purs, du moins à leurs propres yeux. C’était en quelque sorte l’attitude des Esséniens de Qumran, dégoûtés par la compromission des autorités religieuses juives contrôlant le culte au sein du Temple de Jérusalem, notamment celle des Sadducéens, alliés politiques des Romains aussi bien pour leur intérêt personnel que pour permettre au culte dans le Temple de se perpétuer et donc assurer la survie du peuple juif. Ni Zélotes, ni Esséniens, ni Sadducéens donc…
Quoi qu’il en soit, la phrase Mon royaume n’est pas de ce monde représente tout un programme d’action pour les croyants qui sont non pas de ce monde mais bel et bien dans le monde : un programme caractérisé par le vécu au quotidien de cette vérité qui transforme les relations entre les humains. Cette action rejette les méthodes brutales et mensongères appliquées soit pour maintenir un état de choses injustes, soit pour mettre en place de nouvelles formes d’injustice amenées par la violence révolutionnaire. Au nom du Christ et en pleine soumission à sa personne, elle ne ferme jamais les yeux devant le mensonge, la corruption, l’injustice et la violence faites aux plus faibles : Malheur à ceux qui appellent le mal bien, et le bien mal, qui changent les ténèbres en lumière et la lumière en ténèbres, qui changent l’amertume en douceur et la douceur en amertume ! (Ésaïe 5 :20). A cette malédiction répond la béatitude suivante : Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés ! (Matthieu 5 :6). Encore faut-il, pour bénéficier de cette bénédiction, que notre soif de faim et de justice soit modelée sur celle que Christ est venu susciter et étancher dans son oeuvre et par le sacrifice parfait de sa personne…
Dans un autre passage de l’Evangile selon Luc (12 :42-48), Jésus compare ses disciples à des gérants auxquels le maître a confié des biens : Quel est le gérant fidèle et sensé à qui le maître confiera le soin de veiller sur son personnel pour qu’il donne à chacun, au moment voulu, la ration de blé qui lui revient ? Heureux ce serviteur que le maître, à son retour, trouvera en train d’agir comme il le lui a demandé. En vérité, je vous l’assure, son maître lui confiera l’administration de tout ce qu’il possède. La gestion de la vérité dans tous les domaines de l’existence, en suivant l’exemple parfait de Jésus-Christ, son enseignement, sa royauté divine, voilà donc ce qui définit la tâche des chrétiens dans le monde ; un monde qui, en dépit des apparences, n’appartient pas aux usurpateurs de tous bords, mais au Dieu éternel qui l’a créé et en réclame la souveraineté sur chaque parcelle (Ps. 24 :1-2). A la question Qu’est-ce que la vérité ? posée par Pilate à Jésus, le chrétien, aujourd’hui comme hier, ne peut que reprendre les paroles mêmes du Roi des rois en Jean 14 :6 : Moi, je suis le chemin, la vérité et la vie.