Dialogue DIALOGUE & ANTILOGUE
LA NUDITÉ HUMAINE AU DELÀ DE L’EXHIBITIONNISME

Dans son magistral essai « La Nudité Humaine » paru il y a déjà quarante-cinq ans (Fayard, 1973) le philosophe français Jean Brun mettait en évidence les tendances suicidaires de la culture contemporaine vouée au culte de Thanatos.  Voici comment résume son propos  la quatrième de couverture de cet ouvrage-clé pour comprendre notre monde et ses fantasmes:

Le désir du nouveau à tout prix, le goût pour les aventures de toutes sortes, poussent l’homme contemporain à se complaire dans des dialectiques de la décomposition où pourriture et « dégueulassolâtrie » l’invitent à courtiser les à rebours  des transgressions prétendues désaliénantes.

Ainsi se manifestent des comportements dont la résurgence spectaculaire témoigne du vieux désir de l’homme d’ouvrir la cage du moi et de se guérir lui-même ; car l’histoire n’est que le long drame au cours duquel l’homme cherche à se dépouiller de la nudité de sa condition, en s’attachant aux parures de ses situations.

Mais, bien que l’homme se sente mal à l’aise dans sa peau, celle-ci colle toujours à lui comme une tunique de Nessus ; c’est pourquoi il multiplie les conduites suicidaires par lesquelles il tente de mourir à lui-même.

Il est peut-être à craindre que ces acharnements et ces exaspérations, qui se prolongent dans la technique, l’art, la philosophie et la politique, ne finissent par aboutir à une nouvelle guerre mondiale où, à force de parler de sa mort, l’homme se vouera entièrement à Thanatos.

Que dire à ce sujet quarante cinq ans plus tard, si ce n’est que Jean Brun avait vu parfaitement juste quant au rapport entre nudité physique et nudité spirituelle ? Ne pas prendre conscience de ce rapport, c’est s’aveugler sur la réalité de la condition humaine dans ce qu’elle a de plus tragique.  C’est aussi, du reste  risquer de tomber dans un moralisme stérile et inopérant lorsqu’on évoque la question de l’exhibitionnisme.

A aucune autre époque de l’histoire de nos sociétés occidentales l’exhibition publique de la nudité du corps n’a été plus prononcée, dans le but d’hyper-sexualiser l’être humain.  Cette hyper-sexualisation atteint aussi d’ailleurs les enfants, même si cela ne se fait pas nécessairement par le biais de l’exhibition de leur nudité. L’omniprésence dans nos vies des écrans, grands ou petits, des média sociaux, l’accès facile à la pornographie dès le plus jeune âge – comme le démontrent de nombreuses enquêtes et statistiques – a banalisé cette consommation d’images, accélérant parallèlement la consommation d’actes qui blessent, parfois tuent, en tout cas laissent des cicatrices profondes et indélébiles dans la vie de trop nombreuses personnes, comme l’actualité nous le prouve jour après jour de manière sordide. Le narcissisme de nombreux parents favorisant le narcissisme de leurs enfants, et totalement inconscients en cela des dangers qu’ils leur font courir, contribue à aggraver cette situation. Dans ces conditions faut-il s’étonner de la recrudescence d’actes pédo-criminels, d’abus sexuels en tout genre, alors que l’idéologie en vogue ne tend qu’à créer et exacerber du désir, d’abord un désir de possession visuelle puis de possession physique? Ce désir de type donjuanesque n’étant jamais assouvi, il doit se renouveler sous des formes toujours plus fortes, sous peine de s’émousser.  Pour cela des êtres humains doivent être réduits à la simple matérialité érotique de leur corps dénudé et mis en scène. Pour ceux qui en sont les promoteurs ou les accros, voire les deux à la fois,  la vie n’est rien d’autre que ce type de désir.

Il y a pourtant une dimension tout autre à la nudité humaine, celle que nous présente la Bible sur ses premières pages: au commencement, lorsque tout était bon dans la Création divine, l’homme et la femme étaient tous les deux nus et n’en avaient pas honte (Genèse 2:25). La beauté du corps humain se situe au sommet de la Création, on peut dire qu’elle en représente un des couronnements.  Cela est du reste quelque chose qui demeure toujours visible et qui n’a pas disparu après la Chute.  Le psaume 139 (13-14) en témoigne par ces paroles qui rendent gloire au Créateur du corps humain dans sa totalité: C’est toi qui as formé mes reins, qui m’a tenu caché dans le sein de ma mère.  Je te célèbre ; car je suis une créature merveilleuse.  Contrairement aux sectes gnostiques des premiers siècles de notre ère, qui vouaient le corps ainsi que la matérialité du monde aux gémonies, le Christianisme biblique a toujours affirmé que la rédemption de l’humanité par le Messie, Jésus-Christ, inclut le corps humain, lequel ressuscitera au dernier jour tout comme le Christ est ressuscité corporellement et non comme un fantôme ou un simple symbole transcendé par l’imagination de disciples en mal d’espérance facile.

Dans la Bible, si cette nudité s’est transformée en honte devant le Créateur, c’est parce qu’elle est devenue un autre symbole, celui de l’aliénation qui sépare de Dieu l’homme et la femme entrés en rébellion ouverte contre lui. Le tout premier effet de la Chute, au chapitre suivant de la Genèse, se manifeste justement de cette manière: Les yeux de tous deux s’ouvrirent ; ils prirent conscience du fait qu’ils étaient nus.  Cette prise de conscience, suivie d’une tentative de dissimuler leur nudité par leurs propres moyens, témoigne non seulement de la distance qui les sépare désormais de leur Créateur, mais aussi de la peur qu’ils ont de son Jugement.  A la fin du chapitre trois de la Genèse, c’est Dieu lui-même qui viendra les revêtir de vêtements afin qu’ils puissent encore paraître devant lui. Dans sa Grâce, il les revêt lui-même d’une justice qui leur permet de continuer à se tenir en sa présence, jusqu’à l’avènement de celui qui s’abaissera pour revêtir la condition humaine afin de couvrir et ensevelir par son sacrifice parfait la honte de cette nudité spirituelle.

A contrario, qu’est-ce que l’obsession contemporaine vis-à-vis de l’exhibition du corps dans sa nudité, si ce n’est une vaine tentative d’affirmer l’innocence de l’homme, qui se croit à la fois un bon sauvage et un être civilisé par ses propres efforts? Il n’a besoin d’aucun autre salut que celui qu’il croit pouvoir se fabriquer. Il est immaculé, il a le droit et le devoir de jouir sans entrave, c’est d’ailleurs là que réside son salut. On aurait cependant tort de penser que cette attitude n’apparaît qu’à notre époque, voire prend sa racine dans quelque fantasme rousseauiste du dix-huitième siècle. Ses racines sont en fait bien plus anciennes et remontent au moins au bas Moyen Age, à partir du treizième siècle, avec toutes sortes de sectes illuministes qui culmineront avec les mouvements Anabaptistes du seizième siècle.  Jean Brun en répertorie un certain nombre (La Nudité Humaine, p.128) : Frères du Libre Esprit, Béghards, Turlupins, Hommes de l’Intelligence, Adamites d’Amsterdam, Familistes des Pays-Bas et de l’Angleterre, Libertins Spirituels, Loïstes d’Anvers, Taborites…  Voici ce qu’il écrit à leur propos :

Tous ces « Messies » et les mouvements révolutionnaires qu’ils déclenchèrent ont en commun : leur refus du monde social dans lequel ils se trouvaient plongés, leur désir de dépouiller le vieil homme en ayant recours à des rituels de déshabillage, leur appel à l’amour libre, leur annonce d’une venue imminente de temps meilleurs impliquant l’extermination par les « élus » de tous les suppôts de Satan dont il convenait de purger le monde.

(…) C’est pourquoi les Frères du Libre Esprit, et tous ceux qui se réclamèrent d’une telle attitude dans les périodes qui suivirent la disparition de ces derniers, pratiquaient le rite du déshabillage.  Des prédicateurs entièrement nus invitaient les frères à se dépouiller de tous leurs vêtements pour devenir semblable aux innocents.  C’est ainsi que les Adamites, qui s’étaient réfugiés en Bohême au début du XVe siècle, considéraient la nudité, surtout dans les cérémonies du culte, comme le signe extérieur de la perfection morale : « Nous n’avons point, comme Adam et Eve, transgressé la loi de Dieu, disaient-ils ; nous vivons dans l’état de l’innocence des premiers hommes avant la chute (…) Quiconque fait usage de vêtements ne possède point la liberté (J. Brun s’appuie ici sur un ouvrage d’Auguste Jundt paru en 1875: Histoire du panthéisme populaire au Moyen Age et au XVIe siècle).

Pour mettre fin à ce monde de misère et de corruption, les « élus » voulaient revenir à l’état qu’avait connu Adam avant de goûter aux fruits de l’Arbre de la connaissance du Bien et du Mal.  Ils pensaient, par conséquent, qu’il était de leur devoir de s’opposer systématiquement à ce que le monde leur imposait ou leur proposait.  Leur négativisme se doublait d’un refus de toute bipolarité distinguant le Bien et le Mal et leur primitivisme adamique les conduisait à prêcher, à leur seul profit, un amoralisme de l’innocence militante.

C’est ainsi que les Amariciens [disciples du théologien et philosophe Amaury de Bène, au début du 13e siècle] tenaient l’expression de « justice divine » pour une contradiction dans les termes puisque Dieu n’était que bonté.  Aucune défense intérieure n’est imposable à l’homme si le Saint Esprit l’habite et, quoi qu’il fasse, il ne pèche plus.  L’élu peut donc commettre sans péché tous les péchés quels qu’ils soient.  Les Turlupins [secte répandue en France, Allemagne et Pays-Bas aux 12e et 13e siècles et dont les membres se nommaient « les frères et sœurs du libre esprit »] enseignaient que l’homme, lorsqu’il est livré à la paix et à la tranquillité de l’esprit, est dispensé de l’observation des lois divines ; qu’il ne faut pas rougir de rien de ce qui nous est donné par la nature, et que c’est par la nudité que nous remontons à l’état d’innocence des premiers hommes pour atteindre, dès ici-bas, le suprême degré de la félicité.  Ainsi l’homme libre a parfaitement raison de faire tout ce qui lui procure du plaisir.

En contraste radical avec cette illusion, dans la Bible, lorsque Job apprend les malheurs qui viennent de frapper sa famille et ses possessions, il s’écrie:   Nu je suis sorti du sein de la terre, et nu j’y retournerai (1:21)Il confesse par là sa condition d’homme déchu dépendant entièrement de la providence divine, même lorsque celle-ci lui demeure incompréhensible dans ses voies secrètes.  On a évidemment affaire ici à une tout autre perception de la nudité humaine.  Pourtant, plus loin dans le livre de Job, (19 :25-27) ce dernier s’écriera : Mais je sais que mon rédempteur est vivant, et qu’il se lèvera le dernier sur la terre, après que ma peau aura été détruite ; moi-même en personne, je contemplerai Dieu, c’est lui que moi je contemplerai, que mes yeux verront, et non quelqu’un d’autre. 

Cette attente fiévreuse qui n’abandonne pas l’objet de son espérance dans les conditions les plus éprouvantes, est la même que celle exprimée au chapitre 16 du livre de l’Apocalypse sous forme de béatitude: au milieu de toutes sortes de tribulations et de plaies déversées sur la terre, le Seigneur Jésus-Christ déclare à ceux qui lui restent fidèles et ne cèdent en rien aux séductions des esprits de démons égarant les rois de la terre: Voici, je viens comme un voleur [c’est-à-dire de manière tout à fait inattendue] ; Heureux celui qui veille et garde ses vêtements, afin qu’il ne marche pas nu et qu’on ne voie pas sa honte! Celui qui marche nu et dont la honte sera révélée au grand jour, c’est celui qui s’est laissé séduire par toutes sortes d’esprits de mensonge inféodés au père du mensonge, lequel, écrit l’apôtre Paul aux Corinthiens (2 Cor. 11:14),  se déguise en ange de lumière.

L’antidote à cette séduction mortelle passe en premier lieu par la confession humble de notre nudité congénitale devant Celui qui non seulement nous a fait et nous connaît au plus profond de nous-mêmes, mais nous place en même temps devant l’exigence de pureté totale que réclame légitimement sa sainteté.

Dans la Bible la thématique du vêtement blanc est conjointe à celle de la nudité, particulièrement dans le livre de l’Apocalypse.  Ce vêtement si précieux y est présenté comme le symbole de l’appartenance et la fidélité à Jésus-Christ, en contraste avec la nudité et la honte qui s’attachent à ceux qui ne manifestent pas cette appartenance et cette fidélité.  Dans la vision de sa venue en gloire, au chapitre 19, apparaît d’abord un cheval blanc: Celui qui le monte s’appelle Fidèle et Véritable, il juge et combat avec justice.  Ses yeux sont une flamme de feu ; sur sa tête se trouvent plusieurs diadèmes ; il porte un nom écrit, que nul ne connaît, sinon lui, et il est vêtu d’un manteau de sang.  Son nom est la Parole de Dieu.  Ce manteau de sang, symbolisant son sacrifice sur la Croix, conditionne le port du vêtement blanc par ceux qui le suivent: Les armées qui sont dans le ciel le suivaient sur des chevaux blancs, revêtues de fin lin blanc et pur.  Mais dès le début de l’Apocalypse (au chapitre 3), lorsque le Christ s’adresse à l’ange de l’église de Sardes, l’une des sept églises d’Asie mineure auxquelles il envoie sa parole, il exhorte fermement à la recevoir et à se repentir, condition sans laquelle il ne peut y avoir de victoire et de port du vêtement blanc en question : Rappelle-toi donc comment tu as reçu et entendu la parole, garde-là et repens-toi. Si tu ne veilles pas, je viendrai comme un voleur et tu ne sauras point à quelle heure je viendrai te surprendre.  Cependant tu as à Sardes quelques hommes qui n’ont pas souillé leurs vêtements ; ils marcheront avec moi en vêtements blancs, parce qu’ils en sont dignes.  Ainsi le vainqueur se vêtira de vêtements blancs, je n’effacerai pas son nom du livre de vie et je confesserai son nom devant mon Père et devant ses anges. On a manifestement ici un écho des paroles de Jésus rapportées dans l’évangile selon Marc (8:38) : En effet quiconque aura honte de moi et de mes paroles au milieu de cette génération adultère et pécheresse, le Fils de l’homme aussi aura honte de lui, quand il viendra dans la gloire de son Père avec les saints anges.

Et la lettre à l’Église de Sardes conclut avec ces paroles, qu’on retrouve à la fin de chacune des sept lettres de l’Apocalypse mais dont la portée dépasse le contexte et l’époque de leurs premiers récipiendaires, parvenant jusqu’à nous deux mille ans plus tard : Que celui qui a des oreilles écoute ce que l’Esprit dit aux Églises !

Eric Kayayan
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