Dans un article posté ici il y a quelques mois (Hermès, Herméneutique et le Serpent) j’ai tâché de tracer le cadre de lecture et d’interprétation que les premiers chapitres de la Genèse définissent et imposent comme clé de sa propre compréhension, et de ce qui est ensuite donné comme la Révélation que ces chapitres portent en germe. L’article présent, ainsi que ceux qui suivront, devraient donc être lus à la lumière de cet article initial, sous peine de tomber dans plusieurs contresens bien inutiles concernant leur propos et leur portée.
Reprenons donc le fil de cette réflexion en définissant ce que nous entendons par “herméneutique”.
Le mot herméneutique désigne l’approche et les règles générales acceptées comme valides pour l’établissement de la signification d’un texte. Cette acceptation dépend néanmoins toujours d’un certain nombre d’a priori considérés, de manière plus ou moins consciente, comme une boussole imprimant une orientation particulière aux choix opérés. Ainsi, toute formulation de principes herméneutiques ne pourra se soustraire à une critique transcendantale sur les a priori qui les ont déterminés, en particulier au sein de communautés d’histoire, de culture et de pensée qui les ont engendrés et qui les nourrissent. Pour prendre un exemple très simple : une grille herméneutique de lecture dominée par une pensée marxiste diffèrera nécessairement d’une grille herméneutique taoïste.
On peut néanmoins s’accorder sur le fait que quelle que soit leur détermination philosophique, idéologique ou religieuse, ces principes herméneutiques cherchent à sonder les différents éléments d’un texte de manière cohérente, de manière à faire apparaître la cohésion des différents éléments qui le composent en mettant en évidence leur place et fonction dans le contexte immédiat de ce texte, puis au sein d’un contexte plus large. Prenons à nouveau un exemple simple : le fait que le livre du prophète Habaquq apparaisse dans la Bible, et plus spécifiquement dans la section des nebi’im (écrits prophétiques) de l’Ancien Testament, et non dans le Coran, est déterminant pour son interprétation. Autre exemple : l’interprétation du livre de la Genèse par la petite communauté de Samaritains qui existe toujours en Israël aujourd’hui, est en grande partie déterminée par le fait que les Samaritains ne reconnaissent comme canonique que le Pentateuque. C’est donc dans ce cadre-là que les règles d’interprétation valides pour cette communauté de foi seront fixées et pratiquées. Ceci étant, toute grille herméneutique de lecture d’un texte tendra (ou prétendra) à permettre à quiconque s’en servira, de pouvoir s’approprier le sens du texte, d’y trouver certaines applications ou du moins quelque perspective éclairante.
Avant de poursuivre, il est important de souligner dans la foulée que la notion d’herméneutique repose sur le présupposé qu’il y a bien une intelligibilité dans l’univers, de sorte qu’on peut parvenir à cerner la ou les significations, la ou les portées d’un texte donné, même si par ailleurs l’on accepte qu’elles puissent varier à divers degrés selon le lectorat, les différentes époques de lecture etc. Ce présupposé implique en soi qu’il est possible d’exercer une réflexion en vue d’une telle activité de l’esprit et du but recherché. Non seulement possible du reste, mais également désirable. La notion d’herméneutique témoigne donc du fait que l’être humain est en quête de sens, de signification, de réponses satisfaisantes aux questions qui surgissent à la lecture d’un texte. Par là il s’efforce d’élargir le cadre de référence de son esprit et son regard sur la réalité. Il le fait dans le but de découvrir une intelligibilité dont il accepte qu’elle est (peu importe ici qu’elle soit à dévoiler ou à construire, selon tel ou tel présupposé), et qu’il s’agit pour lui de l’explorer et de la mettre en évidence, même si c’est dans le tâtonnement, afin d’en rendre compte à soi-même et à d’autres, au sein d’une communauté de vues. Quiconque nierait a priori l’existence d’une intelligibilité fondamentale et inhérente à la réalité (même si elle ne devait être mise en évidence qu’au prix de grands efforts), n’aurait par définition aucun intérêt à se saisir de questions d’ordre herméneutique. Qu’à ce sujet de graves contradictions, voire des dichotomies insurmontables, aient surgi à l’âge dit « post-moderne », ne saurait annuler cette affirmation.
Insistons cependant à nouveau sur le fait que cette recherche de sens appliquée à un ou des textes ne peut être saisie indépendamment des a priori de ceux qui s’y livrent : à savoir les perceptions qui précèdent leur analyse, leur besoin de changer une situation jugée insatisfaisante, leurs présupposés de départ sur l’origine et l’existence de l’univers, sur la nature des relations humaines, sur les motifs qui gouvernent ces relations etc.
Après ces quelques préliminaires, les prochains articles aborderont de plein pied plusieurs modèles d’herméneutique qui ont été appliqués à la Bible au cours de l’histoire de l’Église, en en évaluant la portée et les limites respectives.