LES RACINES DU PROTESTANTISME LIBÉRAL

Historien bien connu du protestantisme français, agrégé d’histoire, chercheur au CNRS et professeur d’histoire contemporaine aux universités de Limoges, Caen puis Paris Est-Créteil, André Encrevé a publié en 2005 un ouvrage intitulé “Les protestants en France de 1800 à nos jours, Histoire d’une réintégration (Paris, Stock, 281 p.).  Le second chapitre est consacré aux protestants de l’âge romantique (1800-1850), et débute sur une évaluation de leur doctrine au début du XIXe siècle (p.  42-50). Les premières pages de cette section sont ici citées in extenso, car elles mettent clairement en évidence, si ce n’est la matrice philosophique du libéralisme théologique protestant (car elle est antérieure au 18e siècle, on la perçoit par exemple clairement dans l’adoption des idées cartésiennes par nombre de prédicateurs protestants dès la seconde moitié du 17e siècle), du moins son expression  anthropocentrique et moraliste, réactualisée en plusieurs vagues au cours des deux derniers siècles, mais demeurée fondamentalement la même au travers de ses différents avatars :

Présentée, et vécue, comme un retour aux doctrines du christianisme primitif, la théologie protestante s’élabore au XVIe siècle.  Au XVIIe siècle on se contente, le plus souvent, de poursuivre cette recherche, en utilisant une problématique peu différente.  C’est au XVIIIe siècle que le renouvellement s’opère.  Si bien qu’au début du XIXe siècle, la manière de poser le problème théologique est directement issue de l’élaboration effectuée au siècle des Lumières.  Aussi allons-nous nous y attarder un moment.

A cette époque, en effet, l’ensemble des connaissances humaines (scientifiques, techniques etc.) connaît un profond renouvellement.  C’est le début du mouvement qui voit l’homme entreprendre la conquête de la nature; songeons, par exemple, aux travaux de Denis Papin (huguenot réfugié en Allemagne après la Révocation). La théologie ne saurait échapper à ce renouvellement de la pensée, qui conduit à placer peu à peu l’homme au centre de l’univers.  Relisons le début de la Déclaration des droits de l’homme, qui exprime si bien en 1789, l’idée que les penseurs du XVIIIe siècle se font de l’homme et de Dieu! «Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits (…) Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme.»  Ce qui signifie, notamment, que l’homme possède des droits qu’il tire non pas, comme autrefois, de son obéissance à Dieu, mais de sa simple naissance; de son appartenance à une espèce spécifique, pourvue de droits particuliers, l’espèce humaine.  C’est donc en lui-même qu’il trouve la source de ses droits, ce n’est pas Dieu qui les lui donne.  La Déclaration des droits de l’homme précise, d’ailleurs, que l’un des droits inaliénables de l’homme est «la résistance à l’oppression».  Elle affirme donc qu’il est légitime d’user de la force pour conquérir le droit.  L’homme au XVIIIe siècle ne se demande pas si le droit ne cesse pas d’être le droit dès lors qu’il est conquis par la force, parce qu’il affirme savoir par lui-même ce qu’est le droit.  Attitude non surprenante de la part de révolutionnaires qui trouvent légitime de renverser une monarchie « de droit divin» pour la remplacer par la souveraineté du peuple.  De ce fait, l’homme du XVIIIe siècle pose sa connaissance comme un absolu.

La théologie est, naturellement, abordée de la même façon.  Comme les autres domaines de la connaissance, on tente de l’assimiler, de l’humaniser, de la réduire à quelque chose d’ordinaire, de naturel.  Mais ce n’est pas facile; car le christianisme est une religion de la transcendance; une religion où le créateur, Dieu, est radicalement différent et incommensurablement supérieur à sa créature, l’homme.  De ce fait, on se contente d’humaniser le christianisme par une voie détournée.  On ne nie pas Dieu de manière explicite, l’athéisme y est rare; mais on tente de l’investir de l’intérieur, en le situant dans la conscience.  On cherche donc à l’assimiler à l’homme, à le réduire à l’état de simple code moral.

C’est ainsi, comme l’écrit Léon Maury [Le Réveil Religieux dans l’Eglise réformée à Genève et en France (1810-1850), Paris, Fischbacher, 1892, p.239] que les sermons prononcés dans les temples au début du XIXe siècle sont «d’interminables dissertations philosophiques sur des questions morales, sur le Devoir, la Bienséance, le Respect dû aux vieillards, les Jugements téméraires, la Fausse Confiance qu’inspire la prospérité, les Avantages de la médiocrité».

Mais cela conduit à tenir la dogmatique pour inutile, voire dangereuse, car elle risque d’engendrer des affrontements entre chrétiens. On ne nie guère les principaux articles du credo traditionnel: mais on ne s’y intéresse plus. En 1725, par exemple, l’Eglise protestante de Genève abolit – en fait sinon en droit – l’usage des confessions de foi obligatoires.  Un tel désintérêt pour la doctrine postule que la véritable orthodoxie réside dans le perfectionnement de la vie.

Cette démarche se heurte pourtant à un obstacle de taille: il est très difficile de vivre en appliquant les préceptes du Christ, en tendant la joue gauche quand on vous frappe la droite, ou en donnant tous ses biens aux pauvres. Comment, dès lors, se justifier à ses propres yeux, sinon en modifiant la doctrine?  En développant une «religion naturelle», dont Le Vicaire savoyard» de Jean-Jacques Rousseau n’est qu’un exemple, parmi bien d’autres. Mais ce christianisme naturel, ou rationnel, n’est au fond qu’un christianisme façonné par l’homme, conforme au pouvoir de l’homme.  C’est ainsi qu’on se met à faire un tri dans la Bible – dont chacun sait que l’Ancien Testament  contient des passages choquants, – entre les fragments que l’on conserve, parce qu’ils renseignent encore sur la vie qu’il convient de mener dans la «bonne société» européenne, et ceux que l’on élimine, et à qui l’on conteste donc l’ «appellation contrôlée» de Parole de Dieu.  Le plus souvent d’ailleurs, on ne les conteste pas de manière explicite et argumentée, comme on le fera plus tard.  On les passe sous silence ou alors on se contente de les atténuer. Mais ces diverses attitudes sont les faces d’une même réalité: l’homme du XVIIIe siècle tente de remplacer Dieu au centre de la doctrine chrétienne.

Ce choix demeure pourtant embarrassant: car le christianisme, religion révélée, insiste sur la radicale différence entre la créature et le Créateur.

Dans la suite du chapitre, A. Encrevé passe à la réaction sentimentale incarnée par l’allemand Frédéric Schleiermacher (1768-1834).  A propos de son approche de la théologie, et de ses efforts pour réinterpréter les doctrines traditionnelles (car si la foi est pour lui une expérience du coeur, en homme du XIX e siècle il cherche à donner une forme rationnelle aux vérités de la foi) A. Encrevé écrit (p.45) :

Comment ne pas voir, de ce fait, que Schleiermacher poursuit l’oeuvre d’humanisation du christianisme entreprise par le XVIIIe siècle? Car c’est toujours l’homme, et non Dieu, que l’on trouve au centre de son système.  Le sentiment, l’intuition, la conscience, certes, et non pas la raison; mais toujours la créature, et non le Créateur.  Schleiermacher croit poursuivre l’oeuvre des réformateurs et pourtant il s’en écarte sur un point essentiel: chez lui la foi est le produit d’une expérience du coeur; et donc l’oeuvre de l’homme ou, pour le moins, d’une synthèse entre Dieu et l’homme dans le sentiment religieux.  Tandis que chez Luther et Calvin la foi est présentée comme l’oeuvre en l’homme de la grâce divine, offerte gratuitement par le Créateur transcendant à sa créature terrestre.

Il vaut vraiment la peine de lire la suite de ce chapitre passionnant (mais aussi l’ensemble du livre) et notamment des formes que ces courants ont revêtues chez de nombreux prédicateurs du XIXe siècle, dont A. Encrevé cite un certain nombre en expliquant leur parcours.  Les exemples fournis permettent de mieux cerner cette “religion naturelle” inévitablement devenue une religion des oeuvres,  peu différente en essence de celles dont elle prétend se démarquer.

 

 

 

Eric Kayayan
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